Nous associons volontiers la notion de transmission à celle d’éducation et de culture. Or il nous semble que transmettre est une valeur plus large, que nous souhaitons faire résonner avec La Déclaration de Fribourg sur les droits culturels, adoptée le 7 mai 2007.
Ce texte fondateur est le fruit d’un travail de 20 ans d’un groupe international d’experts, connu sous le nom de Groupe de Fribourg. La version actuelle se présente comme un texte issu de la société civile, amélioré grâce au travail de nombreux observateurs de divers continents réunis dans l’Observatoire de la diversité et des droits culturels.
Les droits culturels constituent ainsi une vision de la Culture fondée entre autres sur les notions de diversité et d’identité. Ses promoteurs cherchent à faire reconnaître cette notion comme un droit fondamental. Pour eux, il faut garantir à chacun la liberté de vivre son identité culturelle. Celle-ci est comprise comme « l’ensemble des références culturelles par lesquelles une personne, seule ou en commun, se définit, se constitue, communique et entend être reconnue dans sa dignité ».
En nous appuyant sur ce texte, nous souhaitons développer deux idées principales.
D’abord, qu’il faut prioriser le qualitatif au quantitatif, pour que les processus de transmission dans le domaine chorégraphique et plus largement des arts et de la culture aient un impact artistique, social et éducatif, durable et transformateur.
Puis, que l’interaction entre les différents acteurs impliqués dans la conception, mise en place et financement de ces processus de transmission mérite alors d’être reformulée. Une transmission artistique et éducative qualitative demande à notre sens un nouvel équilibre et des dynamiques renouvelées entre les artistes, les partenaires et les décideurs.

CONSTATS ET PROBLÉMATIQUES
Nous constatons depuis des années que les théâtres, les lieux, les festivals, intègrent de plus en plus dans leur programmation des actions et des projets dirigés aux publics (médiation, action culturelle…). Au niveau des compagnies, s’exprime la perception d’un emballement, d’une multiplication du nombre de ces projets, de l’automatisme dans leur mise en place en annexe d’autres temps de présence des compagnies (diffusion, répétition …).
Pertinence des propositions au regard de la démarche artistique
Cette perception peut être aussi accompagnée d’un sentiment de manque de pertinence et d’adéquation des projets ou des actions proposées par les lieux au regard de la démarche de l’artiste, de la compagnie.
Dans certains cas, les cadres d’action ou de financement proposés par les lieux peuvent empêcher les compagnies d’être moteur et ressource pour des projets qui doivent paradoxalement être ancrés profondément dans leur démarche artistique, et pensées en lien avec leurs créations.
Aussi, tous les artistes ou les compagnies n’ont pas le désir, voire les clefs, pour s’investir dans des projets de transmission ou de médiation. Si tous les artistes aiment à rencontrer les publics, c’est plutôt les cadres de ces rencontres qui semblent parfois poser problème. Car la plupart sont très normées. Certaines compagnies pointent la difficulté de remettre en question la réalisation de tels projets de médiation par peur d’être pénalisées dans leur rapport aux partenaires. Ce déséquilibre de pouvoir peut engendrer un rapport de force dans lequel les compagnies peuvent se sentir perdantes. Il apparaît comme nécessaire de favoriser la concertation et l’échange d’information entre les compagnies et les lieux quant aux modalités de collaboration. Pouvoir dire “non” à une proposition apparaît alors comme une responsabilité collective.
Formation des intervenants
Les artistes qui s’investissent dans ces projets manquent souvent de préparation spécifique pour faire face à des publics ou à des contextes complexes.
Intervenir dans une prison ou une maison d’arrêt, dans un hôpital ou dans un service psychiatrique par exemple, demande des compétences qui dépassent très souvent celles du champ artistique.
Dès lors, quid de la formation des intervenants pour faire face à ces situations ? Dans quelle mesure les structures se posent réellement la question de la souffrance des intervenants, quel accompagnement proposent-elles, quel suivi ?
Les compagnies ont parfois le sentiment de manquer du support humain nécessaire pour traverser avec intégrité ces situations qui peuvent être fragilisantes. Mais il est dit aussi, et de façon positive, la flexibilité qu’ont certains lieux à modeler – avec les artistes – les projets à mener. Il est souligné la complicité et l’accompagnement dont ils font preuve et l’envie que ces modes de relation soient généralisés entre les compagnies et les lieux.
Relation de proximité entre les lieux et les artistes
Les différents types d’association de moyenne ou longue durée entre lieux et artistes apparaissent comme un facteur très positif dans la mise en place des actions avec les publics.
Cet environnement humain et financier stable permet de mieux préparer les projets, d’innover, d’inventer, de ne pas se voir identifié seulement à certains types d’action, et de pouvoir enfin en faire un meilleur suivi. Il permet également de faire du sur-mesure, en comprenant au mieux les enjeux de la structure d’accueil, du territoire où l’action s’ancre, des publics à qui l’action s’adresse et des différentes temporalités en jeu.
Le manque de proximité entre les lieux et les artistes semble à contrario être un facteur de risque non négligeable. Possible source d’incompréhension lors de la construction des projets, source de fragilisation des artistes à la rencontre des contextes compliqués, impossibilité de refuser, manque d’accompagnement et de suivi.
Rémunération des artistes intervenants
Une autre problématique au cœur des enjeux du travail de médiation est la rémunération des intervenants, avec la quasi-obligation d’avoir recours au régime général, et donc l’impossibilité de valoriser ces heures pour le statut de l’intermittence.
Cette situation est paradoxale vu que les ateliers d’EAC (éducation artistique et culturelle) sont généralement réalisés par des artistes dans le cadre de leur démarche artistique.
Il émerge également comme nécessaire le besoin d’une meilleure prise en charge par les
Il émerge également comme nécessaire le besoin d’une meilleure prise en charge par les lieux, des temps de préparation des actions et projets de transmission. Les compagnies font état de la difficulté à valoriser ces temps, qui sont d’ailleurs indispensables pour que la rencontre avec les participants soit qualitative. Cette difficulté de prise en charge des préparations concerne tant l’artiste que les chargé.e.s de diffusion, de production et les administrateurs;trices des compagnies, pour qui la gestion des EAC demande aussi du temps de travail.
Il faut comprendre que pour ce travail sensible, chaque projet nécessite une adaptation particulière en fonction du public, du territoire, de la temporalité. Lorsque les artistes interviennent auprès d’un groupe, il font preuve d’une grande attention et adaptabilité qui nécessitent un travail de veille considérable, dont ils ne peuvent se soustraire. En effet, la question de relation humaine étant au cœur, le projet clé en main n’est donc jamais opérant en soi.
Traces et retours d’expérience
Au même titre que la préparation, la trace que ces ateliers laissent est rarement valorisée.
Quels moyens sont mis en œuvre pour faire une captation, éditer un livret, offrir un morceau de scénographie, construire une installation permanente…? La question de la trace et du retour d’expérience est importante si nous voulons pouvoir construire une réflexion durable et commune sur les modes d’interventions, leur adaptabilité et pertinence, leur reproductibilité…
P E R S P E C T I V E S
Recherche en transmission
La création artistique est un processus qui s’inscrit dans le temps et qui demande des moyens (humains, logistiques, financiers).
Faire naître des œuvres sensibles n’a rien de banal et n’est pas le fait d’une génération spontanée. Nous considérons qu’il en est de même pour la création d’objets de transmission. Leur apparition est le fruit d’un cheminement qui demande un temps de gestation, des moyens et des contextes appropriés pour être partagés ensuite avec les personnes qui en bénéficieront.
Dès lors, nous défendons l’idée que la recherche a une place fondamentale si nous voulons voir naître des projets de transmission innovants, sensibles et pertinents, qui puissent s’adresser au plus grand nombre, ou au contraire, à des publics spécifiques. Dans la création artistique, la recherche est d’abord du ressort et de la responsabilité des artistes, de même dans la production de nouveaux objets de transmission, la recherche doit être impulsée par les meneur.se.s de projet avec la complicité des producteur.rice.s, diffuseur.se.s et partenaires publics et privés.
La possibilité d’accéder à des moyens spécifiques pour financer ces processus de recherche liés à la création de projets de transmission devrait dès lors être une réalité. Même si une partie des moyens nécessaires peuvent être un apport des compagnies en autoproduction (comme c’est le cas avec la création artistique), il semble néanmoins nécessaire qu’une réflexion collégiale de fond soit conduite avec l’ensemble des partenaires que sont les tutelles, les lieux culturels, les compagnies et les acteurs culturels au sens large pour augmenter et diversifier les modes de financement.
Cependant, nous souhaitons faire un pas de plus et affirmer que la mise en place de processus de “recherche fondamentale” en relation aux modes, pratiques et thématiques de transmission est indispensable pour un renouvellement réel de ses formes et contenus. Il est indispensable de financer des processus de recherche sans objectif direct de production pour permettre l’apparition ultérieure, non seulement de projets pertinents et accessibles, mais aussi de partenariats intelligents. L’objectif étant que ces projets aient un impact profond et durable dans notre vivre ensemble.
Production de pensée en transmission
Laboratoires thématiques, partage de pratiques entre pairs, projets expérimentaux, interdisciplinaires, documentation et édition, analyse et tant d’autres formats à inventer, sont à mettre en place pour permettre la production de pensée autour de la transmission.
Ceux-ci sont aussi des endroits privilégiés de partage, de transfert de compétences et de pratiques entre pairs, permettant de faire exister une émulation humaine et artistique.
Une responsabilité commune et collective entre les artistes peut naître dans ces contextes. Une capacité collective à répondre, à choisir, à refuser, à inventer et à s’engager dans des nouvelles formes d’action de transmission artistique. Une capacité aussi à faire émerger de meilleurs savoir-faire dans la mise en place des projets et dans l’attribution et régulation des financements. Ces espaces d’échange seraient aussi l’occasion de mieux informer et sensibiliser les tutelles, les partenaires et les « décideur.se.s »…
Formation pour les « décideurs »
De façon large nous nommons ici « décideurs » toutes et tous ceux qui en dehors des structures culturelles pourraient être impliqué.es avec un fort pouvoir de décision dans la mise en place d’actions de transmission avec les artistes et les compagnies : élu.e.s politiques, technicien.ne.s des services culturels, bailleurs sociaux, cadres de l’éducation nationale, de l’université, responsables dans le milieu hospitalier, de privation de liberté, chefs d’entreprises…
Il nous semble fondamental de remettre les artistes et les compagnies à l’initiative des projets de transmission, et ceci veut dire aussi être en mesure de mieux informer les “décideur.euses » de manière qualitative sur ce que représente un projet de transmission, ses enjeux artistiques, ses besoins d’accompagnement, les temporalités, les moyens …
Nous souhaitons la mise en place de temps où artistes et « décideur.se.s » se côtoient et partagent leurs expériences et attentes. Des moments de rencontre, de découverte des univers artistiques, des thématiques qui émergent des processus de recherche. Des situations qui permettent aux « décideur.se.s » de faire une expérience directe de ce qu’un projet de transmission dans le champ chorégraphique peut générer « de l’intérieur ».
Produire du vécu entre artistes et « décideur.se.s » nous semble un premier pas pour éclairer et dynamiser la mise en place de processus de transmission qui soient aussi respectueux des démarches artistiques que pertinents pour les personnes qui en bénéficieront.
Ainsi, dès lors qu’il en comprend les enjeux profonds : humains, artistiques, structurels, logistiques, financiers, “le/la décideur.se” est plus à même de formuler, avec et auprès de ses équipes, un choix réfléchi et pertinent quant à l’artiste, au projet proposé et au public à qui ce projet s’adresse.
Co-construction des projets avec les tutelles et les partenaires
Il nous semble important aussi d’insister sur le besoin d’avoir davantage d’échange et de co-construction avec les tutelles et les partenaires.
Ils.elles ont un rôle fondamental dans la mise en place effective des projets de transmission dans un contexte humain et un territoire géographique et politique déterminé.
La proximité entre les lieux et les artistes semble être un facteur déterminant pour la réussite des actions culturelles. Il nous faut ensemble comprendre les enjeux de part et d’autre pour ne pas fragiliser les artistes intervenants et ne pas manquer le rendez-vous avec les publics. Lorsque les contextes d’interventions sont compliqués, il est très important d’être accompagné et d’établir un véritable suivi.
Le rôle des lieux est donc primordial et sera d’autant plus pertinent s’il est envisagé de façon horizontale avec les artistes. Un accompagnement pertinent ne peut naître que d’une proximité – voire d’une intimité – avec les fondements des projets artistiques, et d’une relation de confiance avec le ou les artistes. Et c’est dans cette intimité qu’une réelle co-construction respectueuse et créative peut s’envisager.
Injonction et refus
Il apparaît comme fondamental pour les compagnies de pouvoir compter sur la complicité des structures lors de la mise en place des actions et des projets.
Il est essentiel de pouvoir mettre en avant d’abord le sens du projet et la démarche artistique, et ensuite que les motivations profondes des uns et des autres puissent être partagées ouvertement.
Il est avant tout souhaitable que les actions proposées par les lieux et menées par les équipes artistiques ne soient pas une obligation. Les artistes, les compagnies, doivent pouvoir refuser la réalisation des telles actions, quand les propositions sont en décalage avec leur démarche, et cela, sans crainte des conséquences négatives au regard d’autres aspects du partenariat (baisse des aides, de l’accès aux espaces de travail, blacklistage…). De même, les compagnies doivent pouvoir être entendues dans leur capacité à inventer de nouveaux cadres.
Compétences, formation et accompagnement
Un dialogue simple entre structures et artistes devrait précéder la mise en place des interventions.
Ainsi, deux questions devraient être clairement posées :
- Quelles compétences sont nécessaires pour mener à bien ces projets ?
- Qui possède ces compétences ?
Il paraît important – au niveau des artistes – de pouvoir nommer ce qu’ils ne savent pas faire. Et de pouvoir soit refuser des projets, soit mettre en place des collaborations spécifiques pour répondre aux demandes qui dépassent leurs compétences. Ce qui permettrait – dans des contextes exigeants – de co-intervenir par exemple avec des psychologues, assistants sociaux, éducateurs, médecins…
S’il faut des compétences spécifiques pour mener à bien les actions pédagogiques, il n’est pas moins important de bien comprendre les enjeux des lieux d’accueil en relation à leur territoire d’action, ainsi que les spécificités des publics qui seront rencontrés. Il faudrait prévoir un vrai temps d’échange entre les partenaires pour permettre un accompagnement adéquat et donner du sens aux projets, et cela, en amont, pendant et après la tenue des actions.
Il est également souligné, que c’est avant tout la qualité humaine et l’écoute des personnes en charge des relations aux publics, plus que des structures d’une façon générale, qui font la différence.
Financements spécifiques pour la transmission
Concrètement, il semble important qu’il y ait une séparation claire au niveau financier et organisationnel entre ce qui relève de la création, de la diffusion ou de la transmission.
Et lever ainsi toute ambiguïté quant à une éventuelle obligation ou automatisme dans la mise en place d’EAC en marge d’autres temps (création, diffusion …). Comme pour certaines des questions précédentes, il y a besoin ici de revendiquer collectivement une meilleure prise en charge des préparations ainsi que des rémunérations plus justes pour les intervenants.
Quid alors de la mise en place de co-productions destinées spécifiquement à la création d’actions ou projets de transmission ? Au même titre qu’une création qui a besoin pour exister de temps de préparation clairement définis et financés, il serait possible de transposer cette logique aux projets de transmission. Le résultat serait sans doute l’apparition de projets innovants, pertinents et créatifs, faits sur-mesure ou capables de s’adapter à des réalités très diverses. Ce serait là un moyen de prioriser le qualitatif au quantitatif en relation à l’échange qui se produit avec les publics lors de ces projets.
Prise en considération des publics
Enfin, nous souhaitons revenir à notre préambule sur la Déclaration des droits culturels de Fribourg.
Toute l’activité liée à la mise en place de projets de transmission et d’actions artistiques et culturelles (recherche, création, formation, partage…) n’a de sens que si nous remettons à chaque étape – au centre de notre réflexion et de notre action collective – les personnes qui en sont destinataires.
Il est nécessaire de penser notre action dans le respect de leur dignité et de leur diversité.Il semble ainsi important de pouvoir prendre en compte leurs attentes dès la gestation des projets de transmission. À charge des artistes, avec leurs partenaires et les tutelles, d’en inventer les modalités.
Mise en lien des projets de transmission et des artistes
En réponse au manque d’adéquation – qui semble être récurrent – entre les projets qui leur sont proposés et la démarche artistique des artistes, les compagnies pensent qu’il serait intéressant d’envisager la mise en place d’un catalogue ou bourse d’échange de projets d’action culturelle au niveau régional.
Un espace virtuel où l’on puisse d’un côté inscrire les projets en cours de construction, avec leurs thématiques et contraintes, les spécificités de public et de territoire, et de l’autre les axes de travail des artistes et des compagnies, avec leur envie et force de proposition, leur endroit de pertinence et de désir, avec leurs propres projets en cours de fabrication et en recherche de partenaires pour les réaliser.
Ceci permettrait d’élargir le périmètre naturel dans lequel les lieux et les artistes se choisissent. Permettant peut-être une meilleure adéquation entre les projets et les intervenants et in fine une relation aux publics plus qualitative.
U T O P I E S
Il paraît nécessaire de favoriser davantage les échanges entre partenaires pour préparer les interventions d’EAC. Ces échanges peuvent être source d’efficience, tant dans l’innovation des formes d’EAC que dans la réussite auprès des publics.
Une meilleure communication entre tous les acteurs impliqués pourrait permettre une prise en compte globale qualitative des interventions et notamment des prises en charge financières plus pertinentes, une adéquation plus fine entre actions proposées et publics bénéficiaires, et un impact durable et profond des projets artistiques dans nos sociétés.
Quid de l’organisation d’Assises de la Transmission en Région AURA ? Un temps de séminaires, rencontres, conférences, expérimentations, présentations de projets spécifiquement dédiés à la transmission. Journées qui pourraient convoquer l’ensemble des acteurs concernés par la mise en place des projets d’Éducation Artistique et Culturelle tant au niveau régional que national, voire international.